Traduction

Certainement, William Blake ou Thomas Campion, lorsqu’ils écrivaient leurs simples textes, n’avaient pas conscience des ambiguïtés et des sens multiples que les futurs critiques y trouveraient. Néanmoins, le langage est complexe. Les mots ont des connotations, ils provoquent des réverbérations complexes dans l’esprit qui sont ignorées dans les définitions du dictionnaire. Les grands stylistes, et plus particulièrement les grands poètes, travaillent avec une conscience au moins semi-consciente, ou subliminale, des potentialités infinies du langage. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’essence de la plupart des poèmes et de la grande prose résiste si bien à la traduction (sans parler des modèles sonores radicalement différents qui sont créés dans les versions d’autres langues). Le traducteur doit se projeter dans l’esprit de l’auteur original ; il doit se transporter dans un monde entièrement différent de relations entre les sons et les significations, et en même temps il doit établir une équivalence entre un système infiniment complexe et un autre. Comme il n’y a pas deux langues qui soient vraiment équivalentes, sauf dans les termes les plus simples, c’est une tâche très difficile. Certains auteurs sont exceptionnellement difficiles à traduire. Il n’existe pas de versions anglaises satisfaisantes, par exemple, du latin de Catulle, du français de Baudelaire, du russe de Pouchkine, ou de la majorité de la poésie persane et arabe. La splendeur du grec de Sophocle, de Platon à son meilleur, est à peine suggérée, même dans les meilleures versions anglaises. D’autre part, les Allemands insistent sur le fait que Shakespeare est meilleur en allemand qu’en anglais, une exagération humoristique peut-être. Mais là encore, Shakespeare résiste à la traduction en français. Son anglais semble manquer d’équivalents dans cette langue.

Les très grandes traductions peuvent devenir des classiques à part entière, d’une excellence littéraire durable (la King James Version de la Bible, apparue en 1611, en est un exemple remarquable), mais dans l’ensemble, l’équivalence approximative de la plupart des traductions avec leurs originaux semble avoir une vie très courte. L’œuvre originale reste la même, d’une valeur durable pour son propre peuple, mais la traduction devient obsolète avec chaque génération successive, à mesure que la langue et les critères du goût littéraire changent. Rien ne démontre plus clairement la complexité du langage littéraire. Un processus analogue se produit lorsqu’un lecteur fait l’expérience d’une œuvre littéraire dans sa propre langue ; chaque génération obtient une « nouvelle version » de ses propres classiques.

Pour autant, les valeurs de la grande littérature sont plus fondamentales que la complexité et les subtilités de sens découlant du seul langage. Des œuvres très éloignées de l’homme contemporain dans le temps et dans le contexte culturel, composées dans une variété de langues totalement différentes les unes des autres dans leur structure, ont néanmoins été traduites avec suffisamment de succès pour être profondément émouvantes. Le XXe siècle a vu une masse immense de la littérature orale des peuples pré-alphabètes et des écrits de toutes les grandes civilisations traduits dans les langues modernes. Les traductions de ces littératures ont souvent déformé les histoires originales et, au mieux, n’en ont saisi que l’essence. Cependant, sans ces traductions, ces histoires seraient très probablement perdues à jamais.

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